Une frégate saoudienne fait feu sur une île avant d’y débarquer des soldats. L’opération est filmée et mise en ligne par les forces navales du royaume en 2015 pour vanter ses succès. Mais ces images révèlent un élément inattendu: l’utilisation d’armes suisses par l’Arabie saoudite sur le sol yéménite, comme le dévoile l’enquête de Temps Présent.
Parmi les soldats filmés à terre, au moins trois portent des fusils d’assaut Sig Sauer 551, fabriqués en Suisse. Ceux-ci présentent en effet quelques signes très distinctifs: une crosse et un chargeur caractéristiques, mais surtout trois sorties d’air rectangulaires aux coins arrondis.
D’autres séquences permettent de localiser le théâtre de cette opération. Premièrement, lorsque la frégate approche et cible l’île, ensuite lorsque les soldats se déploient sur la plage. Dans les deux cas, la ligne montagneuse en arrière-fond correspond à celle du mont Hanish, sur les îles yéménites du même nom. Ce territoire est considéré comme stratégique, car il servait de réserve d’armes aux forces de Sanaa. Pour Leone Hadavi, de Lighthouse Reports, « il y a là des preuves précises, en termes de localisation et de période temporelle, d’armes suisses impliquées dans une opération au Yémen, qui a un impact sur la vie de civils ». Des dizaines de milliers de yéménites ont été tués depuis mars 2015 par la coalition dirigée par l’Arabie.
Le pays est coupé en deux depuis plus de six ans. Les forces de Sanaa, y font face aux forces appuyées par l’Arabie saoudite et les Emirats au sud du Yémen. Un blocus maritime et aérien empêche des millions de civils d’accéder à la plupart des denrées. « Seize millions de personnes sont dans une situation très risquée vis-à-vis de l’accès à la nourriture », explique Hichem Khadraoui, directeur des opérations de l’ONG Geneva Call. La famine menace.
En 2018 déjà, Blick alertait sur l’utilisation d’armes suisses dans cette guerre sale. S’appuyant sur une photo de soldats armés de fusils Sig, le média écrivait: « Les Saoudiens tuent avec des fusils d’assaut suisses ».
Le Secrétariat à l’économie (SECO), responsable de la surveillance des exportations de matériel de guerre, s’était contenté d’affirmer: « Nous n’avons aucune preuve que de telles armes ont été ou sont utilisées au Yémen. L’image fournie ne montrait pas l’emplacement des personnes avec les fusils d’assaut, et ne permettait pas de tirer des conclusions sur leur implication dans des opérations de combat ».
Accompagnés par l’ONG Lighthouse Reports, des journalistes de plusieurs médias ont mené l’enquête. En analysant des dizaines de vidéos, nous avons trouvé les éléments matériels qui faisaient défaut. Le SECO a confirmé à la RTS l’exportation vers l’Arabie saoudite de 106 fusils d’assaut, ainsi que de 300 pistolets mitrailleurs. Il rappelle toutefois que ces transactions datent d’avant 2009, soit avant le début du conflit.
Il s’est ensuite désintéressé de ces armes. La Suisse ne contrôle que depuis 2012 l’utilisation qui est faite du matériel de guerre qu’elle vend. Ni le gouvernement, ni Sig Sauer n’ont accepté de commenter l’utilisation de ces fusils dans le conflit au Yémen.
En 2021, le Parlement a, lui aussi, préféré ignorer les risques liés à cette région. Il a refusé une motion de Priska Seiler Graf, conseillère nationale socialiste, qui proposait l’interdiction de toute vente d’armes à l’Arabie saoudite. « Nous avons une responsabilité vis-à-vis du monde, nous nous présentons comme le pays des bons services, nous hébergeons le CICR, nous devrions promouvoir la paix », estime la Zurichoise. « Ce commerce représente 0,2% du total de nos exportations. Ces 0,2% valent-ils vraiment les problèmes politiques et les entaches à la réputation qu’ils engendrent ? », s’interroge-t-elle.
Pour Alexandre Vautravers, rédacteur en chef de la Revue militaire suisse, la problématique est plus large. « Il est illusoire d’imaginer une défense de notre pays sans entreprise, sans fabrique [de matériel militaire]. Cela fait partie des capacités de défense ». L’expert estime donc que la Suisse a besoin d’usines qui produisent de l’armement, pour sa propre défense. Un argument qui ne légitime pas leur utilisation dans des pays en guerre.
Il ne s’agit pas que d’histoires anciennes. Une autre vidéo, diffusée sur TikTok en 2021, montre des soldats des forces spéciales saoudiennes, Sig Sauer 552 à l’épaule. Ces mêmes forces spéciales continuent donc d’employer du matériel produit dans le canton de Schaffhouse. Elles sont aussi impliquées dans le blocus naval au Yémen, « considéré par les Nations unies comme un possible théâtre de violations des droits humains et de crimes de guerre, responsable de la mort de plus de 85’000 civils », rappelle Stefano Trevisan de Lighthouse Reports.
Ce constat illustre le dilemme créé par les exportations d’armes. Ce secteur d’activités est jugé important pour la sécurité et l’économie de la Suisse. Il reste impossible, une fois les transactions effectuées, de s’assurer que les équipements ne serviront pas, un jour, dans des conflits aux conséquences humaines désastreuses.
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