« Une guerre a commencé. C’est l’issue de cette guerre qui décidera du sort de l’Europe » a assuré au quotidien italien Corriere de la Sierra l’anthropologue français interpellé sur le conflit ukrainien. Une analyse, notamment étayée dans son dernier ouvrage, « La Défaite de l’Occident » (Gallimard, 2024), qui a fortement déplu à une partie de la presse française. En effet, certains titres lui avaient diagnostiqué une « poutinophilie », ou encore de vouloir prendre « ses rêves pour des réalités », « triturant» les données jusqu’à ce qu’elles collent à son «hypothèse fallacieuse », l’accusant d’effectuer un travail d’« idéologue ». Concernant ces accusations, E. Todd a notamment égrainé, dans son entretien paru le 7 octobre dernier, une série de réalités. « C’est un fait que l’armée ukrainienne est en retraite et qu’elle a du mal à recruter des soldats. C’est un fait que les sanctions économiques occidentales ont fait plus de dégâts à l’économie européenne qu’à l’économie russe et c’est aussi un fait que la stabilité politique de la France est aujourd’hui plus menacée que celle de la Russie », a-t-il asséné, après avoir rappelé que les États-Unis « n’ont pas été en mesure de produire l’équipement militaire dont les Ukrainiens ont besoin ». Des États-Unis dont l’« industrie a été épuisée par la financiarisation », a-t-il ajouté, estimant que c’est cette presse française qui « vit dans un rêve ».
« Si la Russie était vaincue en Ukraine, la soumission européenne aux Américains se prolongerait pendant un siècle » a estimé l’intellectuel français. « Si, comme je le pense, les États-Unis sont vaincus, l’OTAN se désintégrera et l’Europe restera libre », a poursuivi celui qui avait prédit l’effondrement de l’URSS dans son ouvrage « La chute finale » (Éd. Robert Laffont, 1976) quinze ans avant qu’elle n’advienne.
Selon l’anthropologue français, cette subordination des Européens à Washington a « commencé en Ukraine », rappelant les prises de paroles communes du président français Jacques Chirac, de son homologue russe Vladimir Poutine et du chancelier allemand Gerhard Schröder, à l’occasion de l’invasion de l’Irak lancée en 2003 par les États-Unis. Situation qui aurait « terrifié Washington ». « Il semblait que l’Amérique risquait d’être expulsée du continent européen», a-t-il poursuivi, ajoutant que « séparer la Russie de l’Allemagne » était alors « devenue une priorité pour les stratèges américains ». « L’aggravation de la situation en Ukraine a servi cet objectif. Forcer les Russes à entrer en guerre pour empêcher l’intégration de facto de l’Ukraine à l’OTAN a été, dans un premier temps, un grand succès diplomatique pour Washington » a analysé E. Todd. Si les Américains sont parvenus « dans la confusion générale », à « faire sauter le gazoduc Nordstream », c’est dans un second temps – celui « de la défaite américaine » –, le contrôle US sur l’Europe qui « sera pulvérisé ». « Le choc psychologique qui attend les Européens sera de comprendre que l’OTAN n’existe pas pour nous protéger, mais pour nous contrôler », a-t-il par ailleurs estimé, après avoir qualifié de « ridicule » l’« hystérie russophobe occidentale, fantasmant sur le désir d’expansion russe en Europe ». À ses yeux, la Russie n’a « ni les moyens ni la volonté » de s’étendre « une fois les frontières de la Russie procommuniste reconstituées ».
En début d’année, des chancelleries occidentales avaient multiplié les déclarations alarmistes, selon lesquelles la Russie pourrait s’attaquer à des pays de l’OTAN après en avoir terminé avec l’Ukraine. Des allégations qu’avait notamment qualifiées d’« absurdes » et « délirantes » Vladimir Poutine lors d’une rencontre avec la presse début juin à Saint-Pétersbourg. Le président russe avait déjà déclaré lors d’une interview, mi-décembre, que son pays n’avait « aucune raison, aucun intérêt – ni géopolitique, ni économique, ni politique, ni militaire – de se battre avec les pays de l’OTAN ».